OPPOSITION (CONCEPT D’)

OPPOSITION (CONCEPT D’)
OPPOSITION (CONCEPT D’)

Le concept d’opposition, sous ses deux formes fondamentales de la contradiction et de la contrariété, est l’un des acquis les plus anciens de la logique formelle, telle que le modèle en a été formulé par Aristote, à partir de l’analyse des propositions du discours. Vers le dernier quart du XVIIIe siècle, la doctrine logique classique des deux types d’opposition a dû subir un remodelage, dans le contexte de la pensée critique et romantique allemande, en rapport avec l’introduction d’un concept dynamique, nécessitée par le développement de la physique des forces (Newton, Kant), des sciences de la vie (Schelling), et aussi des premiers modèles, affectés d’un caractère encore idéologique, de la genèse des procès mentaux (Fichte, Schelling, Hegel). Dans la période des années 1950-1970, marquée au contraire par la pensée structuraliste, le concept d’opposition a connu un grand regain d’intérêt, notamment avec les recherches de Roman Jakobson dans le domaine de la linguistique et de Claude Lévi-Strauss dans celui de l’anthropologie. Cependant, d’autres auteurs moins connus, tel Robert Blanché (1966), ressentaient la nécessité d’assouplir, dans le champ de la logique, la doctrine artistotélicienne des oppositions dans le sens d’une échelle des degrés de force de la négation. Par ses propres voies, la conception moderne du développement des processus psychiques (Sigmund Freud, Henri Wallon, Jean Piaget, Melanie Klein, René Spitz, Margaret Mahler, Jacques Lacan) a formulé la notion d’une structure oppositionnelle et duelle des processus de la vie mentale. En fait, l’étude de ce dernier courant de pensée [cf. PSYCHANALYSE ET CONCEPT D'OPPOSITION] présuppose une analyse préliminaire des deux courants précédents.

L’idée d’une structuration binaire de la démarche de la pensée a été perçue dès les origines les plus reculées de la pensée (notamment chez les présocratiques) jusqu’aux grands systèmes de la philosophie classique (le dualisme cartésien). Une analyse de cette longue tradition n’eût pas été possible dans le cadre de cet article.

1. La philosophie critique et romantique allemande

Kant

Kant a introduit, à l’état de thème philosophique explicite, le concept d’opposition polaire, de couples de contraires contrastés. Cette innovation apparaît tout d’abord dans le cadre de sa réflexion critique sur les principes de la physique newtonienne (Histoire générale de la nature et théorie du ciel , 1755). Elle s’enrichit ultérieurement par extension à d’autres champs de phénomènes, en particulier celui de la vie mentale (Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative , 1763). Dans la Théorie du ciel , Kant s’efforce de dépasser les limites du principe newtonien de la gravitation, applicable en toute rigueur au seul système solaire, en direction d’un modèle d’une histoire de l’univers, qui est encore considéré aujourd’hui comme la première conception correcte de la structure de notre galaxie. À côté de la force d’attraction, Newton (1740) admettait une force de répulsion, mais comme un principe limite opérant seulement dans le domaine atomique. À l’encontre, au niveau cosmologique, il lui paraissait inconcevable de poser en même temps l’attraction et la répulsion. Dans le traité de 1755, puis dans les Premiers Principes métaphysiques d’une science de la nature (1786), Kant formule le principe d’une force répulsive comme nécessaire pour contrebalancer les effets de la force attractive. En effet, le seul jeu de celle-ci aboutirait à terme à concentrer toute la matière de l’univers en un seul point. Or la force répulsive représente «la force d’expansion qui permet à toute matière de remplir son espace», en constituant pour celle-ci un principe de «résistance et d’impénétrabilité», en rapport avec une propriété d’«élasticité primitive». Notons ici que Freud a parfois invoqué la «polarité de l’attraction et de la répulsion» sans par ailleurs en indiquer la source kantienne, comme une sorte de modèle, d’analogie sur le plan inorganique, de sa propre distinction entre pulsions sexuelles et pulsions d’agression.

Dans l’Essai sur le concept de grandeur négative , Kant reprend le thème des deux forces attractive et répulsive, mais seulement à titre d’exemple, dans le cadre d’une conception d’ensemble concernant les couples d’oppositions. Il propose de distinguer entre l’opposition logique (par la contradiction) et l’opposition réelle (sans contradiction). La première met en jeu la suppression par la contradiction du faux par le vrai. Il en résulte la négation par défaut ou par manque, dont la conséquence est un «absolument rien» (nihil negativum ). Au contraire, l’opposition réelle se définit comme «un rapport d’opposition réciproque» entre deux prédicats tous deux positifs, bien que chacun soit le négatif de l’autre. Cependant, comme le rapport de ces deux opposés n’est pas de type contradictoire, tous deux peuvent se rencontrer dans le même sujet. La relation entre ces deux opposés prend la forme d’un «conflit réel» entre «deux tendances, deux forces, deux causes agissantes», conflit qui détruit non l’une ou l’autre, ni l’une et l’autre, mais seulement leurs conséquences ou effets réels. De ces deux forces, l’une supprime le résultat de ce qui a été posé par l’autre et vice versa. Cette forme de conflit entre deux principes positifs définit une négation par privation (nihil privativum ), dont l’effet est un «rien relatif», qui peut s’écrire rien = zéro. Ainsi la mort est une naissance négative, mais elle est tout aussi positive que la naissance. De même, la chute par rapport à l’ascension. Le concept de grandeur négative – «encore inemployé», précise-t-il – est forgé par Kant d’après l’analogie, empruntée au domaine mathématique, des couples de nombres opposés par rapport à l’élément neutre: x + (face=F0019 漣 x ) = 0. Ce concept désigne «quelque chose de vraiment positif en soi», mais qui est opposé, en tant que terme négatif, à l’autre grandeur positive. L’opposition réelle concerne «deux principes positifs», cependant qu’elle «pose réellement , dans un seul et même objet, des déterminations, dont l’une est la négative de l’autre».

Les exemples empruntés par Kant au domaine physique sont d’un grand intérêt historique parce qu’ils représentent l’acte de naissance précis dans la philosophie allemande de la notion de polarité (Polarität ), bien que le philosophe n’ait jamais utilisé le terme. À nouveau, il invoque la dualité complémentaire de la force attractive et de la force répulsive, ou d’«attraction négative», en y associant le principe de l’égalité de l’action et de la réaction. Mais il mentionne aussi «la différence et l’opposition des pôles» (Pol ), les «pôles opposés», positif et négatif, à propos des «forces» magnétique et électrique, et aussi de la chaleur. Enfin, il emprunte aussi des exemples de ces «conflits de principes réels opposés, de forces opposées entre elles», au domaine de la vie mentale. Ceux-ci sont également d’un intérêt majeur pour deux raisons. Tout d’abord, parce que la description de tels conflits s’accompagne parfois, de façon très suggestive, d’une forme de prémonition du concept de processus psychiques inconscients. Ensuite, parce que ces exemples impliquent des associations assez troublantes avec au moins trois des six couples d’opposés (amour-haine, amour-indifférence) et de polarités (plaisir-déplaisir) qui constituent une partie de l’ossature logique du célèbre texte de Freud sur Pulsions et destins des pulsions (1915).

En premier lieu, avance Kant, le déplaisir (Unlust ) n’est pas une simple négation, par défaut, du plaisir (Lust ). C’est un plaisir négatif (nihil privativum ) tout en étant par ailleurs un sentiment réel. Car «le déplaisir aussi bien que le plaisir est positif». La négation par défaut (nihil negativum ) du déplaisir aussi bien que du plaisir est tout simplement l’indifférence. De la même manière, l’amour et le non-amour peuvent s’opposer de deux points de vue. De façon contradictoire, au moyen de la négation par défaut, et c’est encore l’indifférence, mais opposée cette fois à l’amour. Ou bien par opposition réelle au moyen de la négation privative: à cet égard, «il n’y a qu’une différence de degré entre ne pas aimer et haïr». La haine est un amour négatif, de même que l’aversion est un désir négatif. En deuxième lieu, Kant évoque, toujours dans le registre de la vie mentale, «les triomphes remportés sur les passions», qui mettent souvent en jeu «une activité opposée dont nous n’avons pas conscience». Aussi bien, «dans les tréfonds de notre esprit, les opérations sont multiples mais chacune d’elles n’est représentée que confusément. Tout le monde en connaît les signes [...] bien qu’elles se produisent en nous à notre insu [...]. Le jeu des représentations et généralement de toutes les activités de notre âme, en tant que ses conséquences cessent après avoir réellement existé, suppose des actions opposées dont l’une est la négative de l’autre, bien que l’expérience intérieure ne puisse pas toujours nous en instruire [...]. Les principes réels non mécaniques demeurent en nous complexes et confus [...]. Un accident intérieur, une pensée de l’âme, ne peut cesser d’exister sans une force véritablement agissante du sujet pensant [...]; cette cause intérieure suppose la nécessité de l’opposition réelle [...]. Les phénomènes de connaissance qui apparaissent et disparaissent doivent être attribués à l’accord ou à l’opposition de l’activité interne de notre esprit [...]. La somme des causes réelles de la pensée et de l’appétition n’est pas moindre, lorsque la conséquence est zéro vis-à-vis de la conscience, que dans l’état où quelques degrés de cette activité apparaissent à la conscience». Ces textes, qui portent la marque de leur époque, n’en reconnaissent pas moins l’existence de processus mentaux inconscients, qui sont d’ordre aussi bien affectif que représentatif et dont la dynamique interne relève de conflits entre forces opposées. Kant va même jusqu’à préciser que les processus affectifs tendent à s’organiser par couples d’opposés, affirmation qui préfigure le concept freudien de couples opposés de pulsions (Gegensatzpaar ), en rapport avec le mécanisme de l’ambivalence: «Le plaisir et le déplaisir, les désirs et les aversions que nous éprouvons à la fois pour le même objet sont en opposition réelle. Les principes des désirs sont en même temps principes d’aversion; le principe d’un désir est le principe de son opposé réel.»

Enfin, Kant invoque le schéma du conflit réel entre forces opposées, de manière généralisée, au profit d’une justification du principe d’inertie, mais en des termes particuliers qui retiennent l’intérêt: «Si A naît, 漣 A doit naître également dans un changement naturel du monde [...]. Il ne survient jamais naturellement dans le monde un changement positif dont la conséquence ne consiste en tout dans une opposition réelle ou potentielle qui se détruit [...], donc le changement qui en résulte dans le tout de l’univers, l’existence de ce qui est fondé dans le monde, la somme de toute réalité existante donnent un résultat égal à zéro. Prise en soi, la totalité du monde n’est rien.» De telles formules annoncent la notion moderne d’entropie, telle qu’elle se formule dans le deuxième principe de la thermodynamique. Elles évoquent aussi la façon particulière dont Freud interprétera le principe d’inertie, transposé par lui de la physique à la psychophysiologie et à la psychologie sous l’influence de Gustav T. Fechner, dans le sens d’une tendance radicale à ramener au niveau zéro toute excitation, à réduire l’énergie interne de l’organisme dans le sens d’un retour à l’état inorganique (principe de constance ou de nirv na).

Par ailleurs, dans la Critique de la raison pure (1781), la célèbre table des douze catégories réparties en quatre triades présente une particularité intéressante par rapport au thème des couples d’opposés. Cette répartition en triades fait problème à Kant, car «toute division a priori par concepts doit être une dichotomie». Et il souligne que les deux premières catégories de chaque triade forment une sorte de matrice de base (unité-pluralité) dont procède la troisième (totalité) «par un acte spécial de l’entendement». Ce schéma de la genèse d’un troisième terme à partir d’une opposition polaire représente, entre autres sources, le prototype logique dont est issue la dialectique hégélienne. Par ailleurs, le chapitre sur l’amphibologie des concepts de la réflexion présente d’autres formes de couples contrastés: convenance-disconvenance, identité-diversité, interne-externe, déterminable-détermination, qui trouveront aussi, au moins pour les trois derniers, un destin renouvelé dans la Logique de Hegel (1812). Enfin, dans le chapitre sur l’«Antinomie de la raison pure», Kant expose les aberrations du mésusage de la raison, qui aboutissent à poser simultanément que le monde a et n’a pas de commencement dans le temps; qu’il est et n’est pas limité dans l’espace; qu’il est et n’est pas composé de parties simples; qu’il inclut et exclut la causalité libre; qu’il suppose et ne suppose pas un principe créateur. Le nerf de la critique kantienne consiste alors à montrer que l’opposition brutale, dans chaque cas, de la thèse et de l’antithèse résulte d’un abus non contrôlé de la pensée binaire.

Le concept d’opposition représente l’instrument logique essentiel de la pensée métapsychologique de Freud, et cela dans un sens très proche du concept kantien d’opposition réelle entre deux principes positifs. Ce concept n’est en aucune manière assimilable aux deux types d’oppositions admises par la logique aristotélicienne: la contradiction et la contrariété, qui ont ceci de commun que les deux prédicats opposés ne peuvent être affirmés du même sujet.

Fichte

Fichte et son disciple puis adversaire Schelling sont les inventeurs, dans une forme encore enrobée de gangue métaphysique, de catégories essentielles dont il est impossible de ne pas percevoir le destin historique lointain, compte tenu des transpositions indispensables, dans la genèse de certains des instruments de la pensée métapsychologique de Freud, ainsi que, d’ailleurs, de la psychologie moderne du développement.

L’opposition fondamentale sur laquelle se construit le système de Fichte est celle qui sépare les deux «principes» du moi (Ich ) et du non-moi (Nicht-Ich ). Forgée de toutes pièces par Fichte, elle fait partie, à côté des trois précédentes que nous avons repérées sous la plume de Kant en 1763, des six «oppositions» utilisée par Freud en 1915 dans Pulsions et destins des pulsions . Celui-ci précise alors que cette opposition entre moi et non-moi, si elle est «imposée très tôt» au sujet, n’est pas donnée dès l’origine. Il en était déjà de même pour Fichte: le moi et le non-moi sont des opposés contradictoires, mais posés d’abord dans un rapport indistinct d’identité à l’intérieur du moi. Le non-moi est initialement posé dans et par le moi, comme ce qui, dans une certaine mesure, s’oppose déjà au moi. Le mécanisme tout entier de la construction de l’esprit humain découle de cette opposition à la fois absolue et relative. Fichte, comme d’ailleurs Schelling, part de la notion d’un sujet originaire, mû par une activité, en quelque sorte bouclée sur elle-même, d’autoposition, et où le couple sujet-objet se trouve déjà installé selon un rapport d’identité dans l’opposition, ou encore, en termes plus modernes, dans un état de prédifférenciation. À partir de cette organisation prédifférenciée du sujet, le moi et le non-moi vont ultérieurement prendre distance selon «une relation originaire d’action réciproque». Dans le texte de 1915, Freud décrit une organisation narcissique primordiale, produite par un mécanisme de retournement sur le moi (Wendung gegen das eigene Ich ), selon ce que Jean Laplanche a qualifié comme le temps «auto-» ou «selbst », ou encore le temps de la «voie moyenne réfléchie» (Vie et mort en psychanalyse , 1970). Or la structure interne de cette monade narcissique est décrite par Freud comme une forme d’unité dyadique, caractérisée justement par l’union prédifférenciée d’un sujet et d’un objet tous deux dits «narcissiques».

Fichte met l’accent sur le caractère opératoire de la pensée, et, en général, des actes de l’esprit. Plutôt qu’au résultat de l’opération, il s’attache toujours à la structure de l’activité qui détermine celui-ci. Il envisage le récit des actes successifs de l’esprit selon un mode «historique», comme un procès dynamique saisissant le moi en tant qu’être qui «se fait». Le premier dans l’histoire des idées, il caractérise le processus de la production du moi comme une «genèse», une «autogenèse», la «vie génétique de la raison». Par ailleurs, la théorie qui rend compte d’un tel procès se présente elle-même comme une genèse critique, une «genèse de la genèse», dont le but est «l’évidence génétique», selon une méthode d’intégration des formations successives. D’une façon déjà très moderne, qui fait parfois songer à Jean Piaget, il analyse les structures de l’intelligence – la sensation (étape sensori-motrice), l’imagination (pensée préopératoire), l’entendement (pensée opératoire concrète), le jugement et la raison (pensée opératoire formelle) – comme une série hiérarchisée de paliers génétiques. En outre, comme Piaget aussi, il insiste particulièrement sur l’activité de l’enfant, sur son élan naturel vers le savoir, qui le rend capable d’apprendre même sans l’incitation d’autrui. Enfin, à la différence cette fois de Piaget, il accorde une grande importance aux processus affectifs.

Dans sa description de la naissance de la conscience réelle à partir du sujet originaire prédifférencié, Fichte utilise comme modèle la polarité des forces attractive et répulsive de la dynamique kantienne. L’activité du moi présente deux orientations, l’une centrifuge, de nature à la fois «libre» et infinie, l’autre centripète, de nature «liée» et finie. La première – c’est une innovation dans l’histoire des idées – est qualifiée de mouvement de projection (Entwerfung ; le mot freudien est Projecktion ). La seconde est simplement appelée réflexion. Le terme introjection, d’apparition beaucoup plus tardive, sera introduit par Sandor Ferenczi (1909), qui l’emprunte peut-être à Avenarius (1888), en en transformant d’ailleurs totalement le contenu. Pour Fichte, dans son mouvement centrifuge de projection, «le moi pose le non-moi comme limité par le moi». Le moi se différencie, se fait fini, en posant l’objet fini comme sa propre limite. Mais, comme son activité centrifuge comporte un caractère infini, il rencontre la limitation de l’objet comme un obstacle à surmonter, et qu’il dépasse sans cesse. Ce procès projectif de dépassement est défini comme un effort infini (Streben ), qui est d’ailleurs «la condition de possibilité de tout objet: pas d’effort, pas d’objet». En tant que processus de répétition fondamentale (Wiederholung ), l’effort infini se détermine plus spécifiquement comme tendance (Trieb ): «Ma nature est tendance» (Meine Natur ist ein Trieb ). Sous sa forme la plus élevée, cette tendance est le principe actif du projet moral. Mais elle comporte d’abord un caractère plus naturel, qui la spécifie comme «sentiment de la jouissance pour la jouissance». Le sentiment est aussi besoin, malaise, aspiration vers quelque chose d’inconnu. Le sujet y est à la fois actif et passif. En outre, pour Fichte, qui se situe dans l’esprit de Kant, les sentiments vont par paires; ils doivent pouvoir être posés comme opposés, alliant «les degrés du déplaisant et du plaisant».

Dans ce procès projectif qui le pousse «en dehors de soi», le moi est une activité «libre» qui vient se cristalliser, lors du choc produit par la rencontre de l’objet, en une activité «liée», c’est-à-dire condamnée à passer dans l’objet et à s’y «oublier». La pensée du sujet se perd alors elle-même dans l’objet comme «une passion sans conscience», livrée d’abord à «la contemplation muette et inconsciente du monde». Ainsi, le monde objectif n’est qu’une projection de l’inconscient qui échappe à la conscience. Mais, pas plus que de l’objet, le moi n’est immédiatement conscient de ses actes ni des tendances et des sentiments qui l’animent, sinon parfois par leurs conséquences. Le moi livré à la pétrification de l’objet rencontre des corps (Körper ): bien entendu, l’objet naturel, mais, avant tout, son propre corps (Leib ), à la fois comme organe de sa volonté et comme moyen de rencontrer une espèce privilégiée d’objet, le non-moi, autrui en tant qu’il habite lui-même son corps. Le sujet originaire subit une division (Spaltung ), se diffracte alors en consciences individuelles sous forme d’une sorte de cogito plural. À cet égard, la doctrine fichtéenne de la projection inconsciente du sujet vers l’objet est une théorie de l’intersubjectivité: «Pas de toi, pas de moi», écrit Fichte, car «l’homme n’est homme que parmi les hommes». L’individualité est «un concept réciproque» qui émerge d’un rapport vivant de reconnaissance (Anerkennung ) dans une pluralité intersubjective: «Car cela seul fait de nous une personnalité». Le principe même de l’objectivité repose sur l’intersubjectivité. Un cas privilégié pour Fichte de cette découverte de «l’autre face de moi-même», de ce moi qui est un nous, et de ce nous qui est un moi, est le rapport vivant entre le maître et l’élève. Ce privilège accordé au processus affectif inconscient dans le cadre d’un monde intersubjectif s’accorde avec l’importance conférée au langage, lui-même conçu comme une activité inconsciente, qui s’empare de l’homme plutôt que celui-ci ne s’en empare: «Le langage, écrit Fichte, a plus d’influence sur les hommes que les hommes n’en ont sur le langage.»

Dans le procès centrifuge projectif, rappelons-le, «le moi pose le non-moi comme limité par le moi». Ce premier mouvement définit le rapport réel et pratique du moi à l’ensemble des autres moi, c’est-à-dire au cogito plural. À l’inverse, le second procès, centripète et réflexif, définit l’activité idéelle et théorique du moi. Alors «le moi pose le moi comme limité par le non-moi». À la causalité pratique du moi sur le non-moi se substitue la causalité cognitive du non-moi sur le moi. À partir du choc (Anstoss ) produit par la sensation et qui le repousse en lui-même, le moi, dans un procès réfléchi qui s’oppose à son mouvement projectif initial, produit la hiérarchie de ses facultés cognitives à des niveaux de plus en plus profonds: l’imagination, l’entendement, le jugement, puis la raison. Cependant, chaque niveau, s’il débute par une étape centripète de caractère passif, est doublé par une autre étape centrifuge de caractère actif, dont la conjonction avec la première présente des analogies évidentes avec, par exemple, le double mouvement ascendant et descendant de la dialectique platonicienne, ou encore avec le double procès de sens inverse caractéristique de la réversibilité piagétienne. Pour chaque niveau, l’ensemble de ce processus d’alternance entre les deux vections de sens opposé fournit la base du niveau plus profond. À terme, ce procès total de la genèse interne des fonctions de l’esprit, qui affecte l’allure d’un mouvement spiral de plus en plus intériorisé, rejoint, mais à un niveau réflexif plus élevé, le lieu d’origine, le «point zéro», du sujet originaire dont est parti le procès projectif de la conscience naturelle.

Ainsi, l’imagination, principe génétique de la réalisation des catégories dans le temps, est décrite par Fichte comme un flottement (Schweben ), un mouvement qui assemble et dissocie les opposés, et où la passivité vient se lier à l’activité. Par un procès centripète d’intériorisation réflexive, le moi imageant se laisse informer, captiver par l’image, mais aussi bien, dans un procès centrifuge de projection, il réfère l’image à la chose réelle. Par ailleurs, ce fonctionnement de l’imagination est envisagé comme de nature inconsciente. Le mouvement circulaire descendant de fondation, d’autopénétration du soi, apparaît comme une sorte de spéléologie de la pensée, une véritable «prise de conscience de l’insconcient», qu’il ne serait pas absurde de comparer à une forme de psychanalyse (A. Philonenko, La Liberté humaine dans la philosophie de Fichte , 1980).

Il est absolument hors de question d’envisager le système de Fichte comme un modèle philosophique anticipé de la doctrine psychanalytique. On n’y saurait trouver la moindre trace d’une référence aux faits cliniques, ni la notion des deux grandes catégories de pulsions, sexuelle et agressive. Néanmoins, il présente un certain nombre de concepts qu’il y a intérêt à rapprocher de beaucoup d’éléments de la pensée métapsychologique de Freud. Tout d’abord, il est marqué par «la reconnaissance de l’inconscient», cela aussi bien au niveau des processus affectifs que des processus proprement cognitifs. Le concept de tendance (Trieb ) envisagée comme un principe dynamique centrifuge, comme une énergie sans limite tendant à dépasser toute forme d’objet, n’est pas non plus sans rapport, d’un point de vue formel, avec la notion de pulsion, telle que Freud la définit en 1915: un processus énergétique caractérisé par une «force constante de poussée», en même temps que par la contingence et la variabilité de l’objet. À côté de la polarité «moi et non-moi», Freud fait aussi usage de la polarité «actif-passif», qui joue un rôle fondamental dans la pensée de Fichte, en rapport avec l’interprétation particulière qu’elle se donne du principe kantien des deux forces répulsive et attractive. Nous avons pu ainsi identifier jusqu’ici, sous la plume de Kant et de Fichte, cinq des six oppositions utilisées dans Pulsions et destins des pulsions . D’ailleurs, la sixième opposition indiquée par Freud (aimer-être aimé) n’est qu’une variante de la polarité actif-passif.

Ce texte de 1915 met en jeu, dans la dialectique des pulsions perverses, la notion d’un moi narcissique originaire structuré comme unité prédifférenciée du sujet et de l’objet. Or ce premier objet que rencontre le moi primordial n’est autre que son propre corps. Par ailleurs, la différenciation ultérieure du sujet et de l’objet narcissiques, par un processus d’éjection réciproque, aboutira à l’identification, en face de mon corps, de l’autre sujet comme partenaire lui-même doté d’un corps. Sur ce point particulier, la notion fichtéenne d’un sujet-objet originaire produisant, par un procès de distanciation progressive, la double expérience de mon corps et du corps de l’autre comporte un grand intérêt historique. Il est impossible aussi de ne pas rapprocher la conception fichtéenne des paires de sentiments opposées de la notion de couples opposés de pulsions que Freud fait intervenir toujours dans le cadre de cette dialectique des pulsions perverses. En outre, dans l’essai de 1915, la description de la genèse des formes du moi accorde un rôle essentiel au double mécanisme fondamental de la projection et de l’introjection, dont on a vu que Fichte est le véritable inventeur, toujours d’après le schème kantien des deux forces centrifuge et centripète.

Par ailleurs, à partir encore de cette matrice kantienne, Fichte forge la distinction entre activité libre et activité liée du moi, qu’il y a lieu de considérer, par l’intermédiaire du reste de la pensée physique (Rankine, Thomson, Helmholtz) et physiologique (Breuer) du XIXe siècle, comme la source probable de la distinction freudienne entre l’énergie libre et l’énergie liée, en tant que celles-ci sont les caractéristiques respectives des processus primaire et secondaire (1895, 1900). Du reste, pour Fichte, les deux modalités, libre et liée, de l’activité du moi ne correspondent pas terme à terme aux deux forces expansive et attractive de la dynamique kantienne. Le moment lié, où émerge la conscience finie de l’objet, représente lui-même l’équilibre fixé des deux forces primitives, c’est-à-dire des deux orientations originaires du moi. À l’opposé, le moment libre représente à l’état séparé la force expansive, sous la forme de l’activité centrifuge du moi. Ce schème de pensée prépare la conception schellingienne de la polarité.

La notion fichtéenne de clivage se retrouve sous une autre forme chez Hegel, qui décrit la vie immédiate de l’esprit séparé de soi comme «le stade de la scission» (Standpunkt der Entzweiung , 1830). Jacques Lacan a d’ailleurs repéré dans son contexte et mis en valeur ce terme hégélien de scission (Problèmes cruciaux pour la psychanalyse , 1964-1965). Le terme de Spaltung se retrouve chez Feuerbach pour désigner la séparation où se trouvent, dans la conscience humaine, l’homme réel comme individu limité et son être générique comme espèce illimitée. Freud aurait très bien pu l’identifier dans ce contexte, puisqu’il est attesté qu’il a lu très tôt cet auteur. Cette notion de clivage est utilisée aussi par Eugen Bleuler pour caractériser la schizophrénie. Pour sa part, Freud l’appliquera à différentes formes de division intrapsychique, que celles-ci soient d’espèce intersystémique, comme celle qui procède du refoulement, ou, au contraire, d’espèce intrasystémique, telle que le clivage du moi dans le fétichisme et les psychoses. On retrouvera l’usage généralisé chez Melanie Klein de cette notion, en conjonction avec le double mécanisme, lui-même d’origine fichtéenne, de projection-introjection. Lacan utilisera la notion freudienne tardive (1927, 1938) de clivage intrasystémique du moi pour élaborer, en 1958, son propre concept de «refente» du sujet («Jeunesse de Gide», in Écrits , 1966). Le concept d’interaction (Wechselwirkung ) entre le sujet et l’objet joue un rôle majeur dans la pensée de Fichte, où il acquiert d’ailleurs pour la première fois son statut théorique. Il est élaboré à partir du principe kantien d’attraction-répulsion, et à travers une reprise de la catégorie d’action réciproque, qui en représente le terme correspondant dans la table des douze catégories. Or ce concept a acquis aujourd’hui une importance fondamentale dans la psychanalyse du très jeune enfant aussi bien qu’en psychologie du développement. Par ailleurs, Jean Hyppolite, en 1959, a signalé la présence dans la pensée de Fichte des notions d’oubli, de répétition et de transfert (Figures de la pensée philosophique , t. I, P.U.F., 1971). On soulignera aussi que la prise de conscience de l’inconscient, dont l’objet mobilisait la philosophie théorique de Fichte, était fondamentalement subordonnée à un but pratique, qu’il envisageait comme la conquête et la maîtrise de la liberté individuelle.

Schelling

Schelling reprend à Fichte l’idée cardinale selon laquelle l’affirmation ne s’établit que sur la négation, que la source de toute activité réside dans une opposition, que rien ne se pose que par une lutte et une victoire sur son opposé. Cependant, intéressé par les travaux de son époque, en particulier dans les sciences de la nature, Schelling applique l’arsenal des concepts fichtéens à la construction d’une philosophie de la nature qui lui paraît devoir servir de base nécessaire, en raison même de la précession chronologique de la nature, à une philosophie de l’esprit. Ces deux «sciences philosophiques» lui paraissent à la fois opposées et complémentaires, ou plutôt symétriques, se correspondant selon un rapport de projection en miroir: «La nature doit être l’esprit visible, l’esprit la nature invisible.» L’ensemble articulé du développement de ces deux savoirs se présente comme la description des «moments d’un processus, d’un progrès continu et nécessaire» par lequel le moi, à partir de sa préhistoire dans la nature, traverse ensuite l’histoire. Pour Schelling, le sujet-objet prédifférencié fichtéen apparaît tout d’abord sous la forme de la nature, la natura naturans , conçue comme un individu universel, l’unité dynamique d’un tout organique et vivant, une activité de production inconsciente, d’où procède l’activité inconsciente puis consciente de l’esprit. Le sujet-objet originaire, dans son activité bouclée d’autoposition, «bien qu’il ne soit pas nul, est cependant comme nul». Dans un mouvement progressif, il va procéder à sa propre objectivation sous la forme d’une série de paliers, dont chacun se définit par un type particulier du couple sujet-objet. Celui-ci est présenté et décrit, à chaque niveau, comme une polarité, conçue elle-même comme l’unité d’une dualité. L’ensemble de la philosophie de la nature et de l’esprit se présente alors comme une succession hiérarchisée de polarités, organisée comme un escalier formé d’accolades, dont la pointe gauche de chacune vient prendre appui sur la pointe centrale de la précédente, cependant que la pointe droite demeure libre. Dans la nature, la première polarité oppose la matière comme pesanteur à la lumière; la deuxième oppose la matière comme processus dynamique, comportant les propriétés du magnétisme, de l’électricité et de la chimie, à l’organisme vivant; la troisième oppose la naissance de l’homme comme corps à la conscience humaine ou «personnalité». Dans le domaine de l’esprit, cette fois, la quatrième polarité oppose la connaissance de la nécessité à la pratique de la liberté; la cinquième, l’art et la religion; la sixième, l’art plastique et la poésie, cependant que la philosophie vient occuper la pointe centrale de cette sixième accolade.

Le principe de polarité, esquissé par Kant et précisé par Fichte, parvient, dans la philosophie de Schelling, à la dignité d’un schème explicatif universel. Les deux termes de chaque polarité sont qualifiés de «puissances». La progression graduelle de leur hiérarchie se réalise comme un processus d’intensification qui produit, à chaque degré nouveau, le sujet «multiplié par lui-même», selon une «puissance supérieure de subjectivité», cependant que sa tendance à s’objectiver «va en s’épuisant». Dans chaque polarité, le terme de gauche représente l’objet, le réel, le non-moi (fichtéen), l’être, un moment à la fois fini et lié. Au contraire, le terme de droite apparaît comme le sujet, l’idéal, le moi (fichtéen), le néant, un moment à la fois infini et libre. L’objet comme moment lié du processus cristallise un équilibre relatif et provisoire des deux forces attractive et expansive. À l’encontre, le sujet comme moment libre du processus réalise la force expansive à l’état pur. De ce fait, il se trouve «en état de dissonance et de tension» avec l’autre pôle, mais aussi, grâce à lui, «en état d’élévation». Cette situation représente un principe de mobilité, de déséquilibre, par lequel le pôle subjectif, se posant «en opposition à son lien», entre en conflit avec le moment lié, de manière à en dissoudre l’équilibre des forces opposées, autrement dit la relative inertie. Il en résulte la production, au niveau de la pointe centrale de l’accolade, d’un troisième terme, qui représente au palier supérieur le pôle objectif de la polarité suivante et qui, comme tel, reproduit, à un degré de puissance plus élevé, l’équilibre relatif des deux forces attractive et expansive. Cette nouvelle puissance de l’objet à la fois subordonne les deux termes inférieurs et confère réalité au pôle subjectif de la polarité précédente, cependant que la force expansive propre au sujet se trouve projetée à l’autre extrémité de la nouvelle polarité.

Dans ce nouveau schème schellingien, dont le modèle a déjà été aménagé en partie par Fichte, on voit que la simple polarité des forces attractive et répulsive subit un procès de complexification qui en redouble la structure interne, au niveau aussi bien du terme objectif (+, 漣) que du terme subjectif (face=F0019 漣, 漣). L’enchaînement hiérarchique des polarités, selon un principe d’inclusion ascendante, permet à l’opposition de parcourir sans rupture toute la série des puissances. La philosophie de Schelling apparaît comme un monisme d’inspiration vitaliste, que l’on peut définir comme un «trialisme» fondé sur une logique de type «contradictoriel» et non pas «contradictionnel». La cellule de base en est le concept de polarité, conçue comme une «dualitude» sans antithèse et rendant possible la genèse d’un tiers terme sans suppression des termes antécédents. Ce schème logique permet d’éviter la dualité de blocage qui marque nombre de philosophies antérieures – par exemple, le dualisme cartésien –, mais aussi bien la synthèse propre au supranaturalisme hégélien, qui supprime de manière trop homogène, selon Schelling, les termes successifs de la série des oppositions. Hegel reprend le principe contradictionnel propre à la logique classique pour le dynamiser selon le schéma d’une opposition forte, c’est-à-dire d’une dualitude avec antithèse. Les deux forces expansive et attractive, mises en jeu déjà par Kant et Fichte, se transforment, dans la philosophie de Schelling, l’une en un principe positif qui pousse la nature en avant, l’autre en un principe retardateur qui la freine en la maintenant près de sa source. En plus de ces deux forces, le cumul de la force expansive du côté du pôle subjectif de la polarité représente le principe d’une troisième force, synthétique, productive, créatrice, celle justement qui engendre le troisième terme au-dessus des deux premiers. L’ensemble du processus en devenir se présente alors comme régi par une loi d’alternance entre étapes de contraction et d’expansion, entre phases d’équilibre relatif et de déséquilibre. Ce modèle de la loi d’alternance selon deux types de phases centripètes et centrifuges articulées par des points critiques se retrouve trait pour trait, bien que dans un tout autre champ d’application, dans la psychologie du développement de la personnalité conçue par Wallon.

Les idées de Schelling ont des sources multiples: les philosophies présocratiques, Platon, le néoplatonisme de la Renaissance, Giordano Bruno, Jakob Boehme, la gnose et la théosophie, le courant hébraïque de la kabbale hassidique, le théologien Friedrich Christoph Œtinger, le médecin écosssais John Brown, le médecin Albrecht von Haller, l’écrivain Johann Gottfried Herder, les naturalistes Johann Blumenbach et Karl F. Kielmeyer. À côté du personnage remarquable de Schelling, l’époque romantique comporte d’autres représentants notables de la philosophie de la nature: le médecin et minéralogiste Franz Xaver von Baader, le géologue Henrick Steffens, le médecin Carl Gustav Carus, le médecin, théologien et physicien Gotthilf Heinrich von Schubert. En dehors de ces personnalités, la Naturphilosophie mobilise nombre d’artisans qui se répartissent, à partir de l’époque préromantique, en deux courants principaux de préoccupations. Les uns s’intéressent particulièrement aux sciences physiques et naturelles: Gottlieb Friedrich Rösler, Georg Christoph Lichtenberg, Johann Wilhelm Ritter, Kielmeyer, Steffens. Les autres sont des médecins qui manifestent des intérêts variés, selon les cas, pour la biologie, l’anatomie comparée, la pathologie, la psychiatrie: Friedrich J. W. Schröder, Franz Anton Mesmer, Johann Christian Reil, Gottfried R. Treviranus, Karl H. Windischmann, Johann N. Ringseis, Justinus Kerner, Adam K. A. Eschenmayer, le psychiatre Dietrich Georg Kieser. Baader, Schubert et aussi, un peu plus tard, Fechner sont des savants universels, à la fois médecins et physiciens. Ce dernier, tout en reprenant dans son œuvre les thèmes majeurs de la philosophie de la nature, a contribué par ailleurs à la fondation de la psychologie expérimentale moderne, comme inventeur de la fameuse loi logarithmique du seuil différentiel des poids. Son rôle sur la formation de certaines idées de Freud est bien connu, en particulier en ce qui concerne le principe de constance. Certains de ces philosophes s’intéressaient de façon plus marquée à la magie, à l’occultisme, à la parapsychologie, mais aussi à la psychologie de l’inconscient, tels Georg Christoph Lichtenberg (mort en 1799), Gotthilf Heinrich von Schubert (mort en 1860) et Carl Gustav Carus (mort en 1869) – et en particulier, pour les deux premiers, à la psychologie du rêve. Ces préoccupations concernant le thème de l’inconscient réapparaissent plus tard chez Eduard von Hartmann. Schubert, disciple direct de Schelling, a écrit un ouvrage sur La Symbolique du rêve (1814) qui est marqué par l’influence probable du Français Louis-Claude de Saint-Martin et auquel Freud s’est référé trois fois, notamment dans L’Interprétation des rêves (1900), où il rend hommage à Schubert d’avoir indiqué la large extension des symboles du rêve.

Freud distingue deux mécanismes du traitement des contraires dans le rêve: l’un est l’identification des contraires, l’autre est la transformation dans le contraire. Or, dans le texte intitulé Des sens opposés dans les mots primitifs (1910), il rapproche le premier des vues du linguiste Abel sur le double sens des racines primitives dans les langues et il réfère directement à Schubert la formulation du second: «Dans le rêve, une chose peut signifier son contraire.» Autrement dit, une représentation, située au niveau de la pensée latente du rêve, peut en quelque sorte y demeurer effacée, être biffée, pour se voir remplacée, dans le contenu manifeste du rêve, par la représentation opposée. Celle-ci indique alors celle-là comme son support, son substrat, son sujet raturé. En tout état de cause, la description d’un tel mécanisme de la pensée onirique nous paraît devoir être rattachée directement, dans sa formulation philosophique, à la pensée de Schelling. En effet, comme l’écrit celui-ci pour expliquer le jeu d’ensemble des polarités, «ce qui ne fait que se manifester (le sujet) n’agit pas directement, mais seulement par l’intermédiaire d’un autre (le réel): cela vaut pour le processus tout entier». Dans la polarité, le côté subjectif est une puissance libre et mouvante, un principe illimitable qui, considéré en lui-même, échappe à toute détermination de l’ordre du réel. Aussi peut-on le définir comme «un rien [als nichts ] mais qui cependant n’est pas rien». En fait, il ne se manifeste comme contenu effectif que dans le pôle réel, mais en se rattachant à lui comme à son opposé, selon un rapport d’«opposition dans le lien». C’est pourquoi sa puissance de néant finit par dissoudre l’équilibre provisoire, la «tension réciproque» des forces contraires où se tient le côté réel, pour promouvoir un degré plus élevé de l’être, dont aussitôt il s’éjecte selon le même rapport constant d’opposition. D’ailleurs, cette idée, probablement dérivée de la théologie négative de Boehme, se retrouve chez d’autres représentants de la pensée romantique. D’après Novalis, le sujet comme substrat de toute manifestation dans le réel est justement rien: «l’esprit est zéro» (der Geist ist null ). Ce schème philosophique n’est pas sans rapport non plus avec la conception lacanienne du sujet inconscient, représenté comme un couple de signifiants (S1-S2), dont le premier S1 s’affecte d’un processus d’éclipse, qui permet au second S2 de se constituer comme la première signification où s’attache la chaîne du discours inconscient. D’ailleurs, ce thème lacanien doit être tout d’abord rattaché au mécanisme freudien de la représentation par le contraire dans le travail du rêve, dont la structure lui est relativement homologue.

Dans l’essai sur L’Inquiétante étrangeté (1919), Freud mentionne «une remarque de Schelling qui énonce quelque chose de tout nouveau sur le contenu du concept Unheimlich », dont la bi-univocité comporte les deux acceptions «familier» et «dissimulé»: «Unheimlich serait tout ce qui aurait dû rester caché, secret, mais se manifeste.» D’après ce propos de Schelling, tout à fait concordant avec le point développé ci-dessus, l’Unheimliche , l’inquiétante étrangeté exprimerait la manifestation simultanée du sujet et du réel, ou encore le surgissement incongru, au niveau des phénomènes, d’un substrat qui n’aurait dû se manifester que par le moyen d’un autre contenu de représentation. Plus loin dans le même texte, Freud écrit: «Cet Unheimliche n’est en réalité rien de nouveau, d’étranger, mais bien plutôt quelque chose de familier, depuis toujours, à la vie psychique, et que le processus du refoulement seul a rendu autre. Et la relation au refoulement seul éclaire aussi la définition de Schelling d’après laquelle l’Unheimliche , l’inquiétante étrangeté, serait quelque chose qui aurait dû demeurer caché et qui a reparu.» L’association de familier et d’incongru exprimerait donc, pour Freud, le phénomène du retour du refoulé. De fait, le propre de la pulsion est d’être un processus qui se masque en se manifestant. Or une telle définition convient tout aussi bien au sujet schellingien. Freud, qui a parfois fait mérite à Schopenhauer d’avoir «deviné le mécanisme du refoulement» (Ma Vie et la psychanalyse , 1925), n’est pas loin ici de penser de même à propos de Schelling.

De façon assez singulière, on retrouve ce schéma schellingien de l’effacement du sujet, du substrat, dans la conception développée par Ferdinand de Saussure concernant le «degré zéro»: la langue peut se contenter de l’opposition de quelque chose avec rien. Ce point doctrinal, d’ailleurs aujourd’hui couramment admis en linguistique, a été repris et développé ultérieurement par Roman Jakobson. Lacan aurait très bien pu l’emprunter aussi directement à ces deux auteurs.

Hegel

Dans son Encyclopédie des sciences philosophiques (1817, 1827, 1830), Hegel enchaîne l’exposé de la «science de la logique», puis de la philosophie de la nature et enfin de la philosophie de l’esprit. Dans la philosophie de la nature, il utilise et justifie la notion de polarité à propos du magnétisme, du processus chimique, ainsi que de la théorie de la lumière et des couleurs. Le fait d’avoir reconnu le principe d’opposition polaire comme une loi universelle de la nature représente, concède-t-il, «un progrès essentiel de la science», bien que, «de nos jours, la catégorie de polarité soit appliquée à tort et à travers, un peu partout». Cependant, s’il est vrai que «tout est opposé», la représentation de la polarité constitue pour Hegel un pressentiment encore inadéquat, bien que juste, du mouvement du concept comme vie de l’esprit. Dans la polarité, les termes opposés se tiennent, «de façon simple et naïve», comme autour d’un «point d’indifférence». Une telle opinion doit se comprendre par rapport au fait que, selon Hegel, la nature, toute «divine» qu’elle est, représente encore «l’idée dans l’état de séparation», c’est-à-dire «la contradiction non résolue». Dans la philosophie de l’esprit, Hegel utilise une matrice logique qui s’appuie sur un remodelage du principe romantique de polarité, d’une manière qui aboutit à en faire littéralement éclater le concept. Les deux termes connexes de la polarité sont traités comme deux moments temporels, dont le second est la négation du premier, selon le principe de l’opposition forte propre à la dualitude avec antithèse. Le troisième terme schellingien, pôle réel d’un second palier, est alors envisagé comme un troisième moment temporel, sous forme de la négation de la négation. En réalité, dans la tradition de Fichte, Hegel a une conception très dynamique de l’activité de l’esprit, qu’il a parfois défini, à l’instar de celui-ci, par le terme de tendance (Trieb ). Dans la deuxième préface (1831) de la Logique de 1812, il écrit: «L’activité de la pensée qui s’exerce sur toutes nos représentations et actions, sur toutes nos fins et tous nos intérêts, est inconsciente [bewusstlos ]... ses catégories n’agissent qu’instinctivement, comme des tendances [instinktmässig als Triebe ].»

Freud et la pensée romantique

D’après certains historiens, «il serait peut-être temps aujourd’hui de s’interroger sur les sources romantiques du freudisme» (A. Faivre, 1974). Inspiré par le célèbre cours que donna Alexandre Kojève de 1933 à 1939 sur la Phénoménologie de l’esprit de Hegel (Introduction à la lecture de Hegel , 1947), Lacan a pressenti, bien que de façon partielle et partiale, les liens qui rattachent la pensée freudienne à la philosophie romantique allemande. Pour illustrer ses diverses conceptions, il a utilisé certaines des figures de la conscience décrites par Hegel dans la Phénoménologie , en particulier la lutte à mort, la maîtrise et la servitude, la loi du cœur, la belle âme. Il reste que les rapprochements qui peuvent être établis entre certains concepts freudiens et un certain nombre de thèmes élaborés par les philosophies de Kant, Fichte et Schelling sont beaucoup plus pertinents. En particulier, le concept freudien d’opposition (Gegensatz ), qui sous-tend celui de conflit intrapsychique, demeure très éloigné du concept hégélien de contradiction (Widerspruch ) comme procès dynamique de dépassement-relève des opposés (Aufhebung ). Cependant, la pensée métapsychologique de Freud met aussi en jeu, en particulier dans Pulsions et destins des pulsions , des schèmes notionnels qui connotent l’idée cardinale de renversement (Umkehrung ) et qui comportent indubitablement, à ce titre, une consonance hégélienne.

Paul-Laurent Assoun a relevé, d’une manière qu’il présente comme «exhaustive», l’ensemble des références philosophiques de Freud: Platon, Empédocle, Descartes, Kant, Schopenhauer. Il insiste sur «le refus de Hegel» de la part de Freud. Il mentionne aussi la référence de l’essai sur L’Inquiétante Étrangeté (1919) à Schelling. Il est soucieux, à juste titre, de souligner l’influence sur la formation de la pensée freudienne de Fechner et de l’école physicaliste en physiologie et neurologie (Helmholtz, Du Bois-Reymond, Brücke, Meynert), dont les vues se situent en totale rupture avec les séquelles, mourantes à l’époque, du postkantisme. Mais, en dehors du corpus des références explicites, il ne recherche pas les autres sources éventuelles de la pensée freudienne, coupant ainsi l’ensemble des fils qui rattachent celle-ci à la philosophie critique et romantique allemande. C’est ainsi qu’il présente de façon plutôt négative l’ouvrage d’Eduard von Hartmann sur La Philosophie de l’inconscient (1869), dont il est aujourd’hui hors de doute qu’il a constitué un relais important entre la pensée romantique et certaines conceptions freudiennes. Dans une étude plus récente, Yvon Brès, s’opposant à cette présentation de l’ouvrage de Hartmann, en reprend l’analyse et montre qu’il contient, à l’état de bourgeons, nombre de thèmes précis de la pensée freudienne: le rôle du dégoût dans la sexualité, l’esquisse de la distinction entre génitalité et sexualité, la structure illusoire du moi, la notion de représentation inconsciente, celle d’intemporalité de l’inconscient, l’idée que le mot d’esprit relève de l’inconscient, la définition de la mystique comme produit du désir inconscient, la conception de la religion comme illusion liée à une réalisation de désir, l’idée d’une action de l’inconscient dans et sur l’histoire de la culture. Brès conclut, de ces correspondances, que Freud a vécu dans un milieu où les principales thèses de La Philosophie de l’inconscient étaient bien connues. D’ailleurs, cet ouvrage a été universellement lu à l’époque où Freud établit les bases de la psychanalyse. Il se présente comme une tentative pour concilier Hegel et Schopenhauer sous l’égide de Schelling. Toutefois, il nous paraît beaucoup plus intéressant de souligner que son premier chapitre est consacré à un exposé de l’ensemble de la philosophie allemande, indépendamment des anticipations qu’elle contiendrait de la notion d’inconscient. Une connaissance des principaux systèmes philosophiques de la pensée allemande (Kant, Fichte, Schelling, Hegel) aurait très bien pu s’établir pour Freud par le seul canal de ce chapitre.

Un autre relais envisageable entre la pensée romantique et Freud est incontestablement la figure de Goethe, l’écrivain que celui-ci cite le plus souvent. Or Goethe ainsi d’ailleurs que son contemporain Schiller étaient très bien initiés à la pensée de Kant, dont la Critique du jugement en particulier a beaucoup inspiré leurs conceptions esthétiques. Par ailleurs, Goethe a connu personnellement Fichte et Schelling, dont il avait lu certains des ouvrages. Sa pensée littéraire, notamment dans Faust (1825), a rassemblé, intégré et transposé l’ensemble des grands thèmes de la philosophie romantique. Dans ses essais de qualité plus philosophique sur les sciences naturelles, il emprunte directement à la lecture de L’Âme du monde de Schelling le principe de polarité, qu’il envisage comme une loi universelle d’alternance, qui régit les métamorphoses de l’univers, selon «l’éternelle systole et diastole, syncrise et diacrise». Dans l’essai sur La Nature (1790), que Freud a lu dès 1873, il invoque le principe de la polarité comme une loi d’«action alternante», expliquant l’évolution des formes des plantes. L’année suivante (1791), il produit une théorie des couleurs reposant sur la polarité qui distingue lumière active et obscurité passive. Pour illustrer sa conception de la vie de l’univers, à la fois et alternativement rassemblé et divisé, Goethe, outre la métaphore du rythme cardiaque, aime aussi invoquer l’alternance organique de l’inspiration et de l’expiration (J. Hoffmeister, 1932). Signalons que Freud s’est référé à Empédocle, l’une des sources de la pensée de Schelling, à propos de cette alternance continue du processus universel, tour à tour unifié et dissocié par les deux forces pulsionnelles fondamentales, l’amour et la lutte (1937).

Schiller est, immédiatement après Goethe, l’écrivain allemand classique le plus cité par Freud, qui d’ailleurs lui emprunte, pour illustrer l’opposition des deux formes de pulsions dans le cadre de la première topique, la célèbre dichotomie entre la faim et l’amour. Dans la tradition de Rousseau et de Kant, Schiller se représente l’homme comme défini par l’opposition entre l’état de nature et l’état de culture. Ces deux lieux déterminent l’être humain selon deux tendances (Trieb ). La première est la «disposition» ou sensibilité (Zustand ), de qualité à la fois passive et extensive, par laquelle l’homme éprouve son existence (Dasein ) comme devenir lié à la matière, à la contrainte physique. La seconde, qui se manifeste à travers la première, est la liberté, ou le soi (Selbst ), de nature à la fois active et intensive, terme en soi purement vide et qu’exprime seulement la contrainte morale des lois de la raison. L’homme ne peut être actif qu’à travers une passivité: le possible de la liberté ne peut agir qu’en union avec la nature, en lui imposant le sceau de la nécessité. Selon le schéma kantien du conflit réel des forces à résultante d’équilibre, Schiller se représente la rencontre de la contrainte morale et de la contrainte physique comme réalisant l’homme dans un état neutre ou nul, un point d’indifférence, espace de l’«instinct de jeu [Spieltrieb ]». L’homme est seulement tout à fait homme là où il joue. On notera, au passage, l’opposition entre deux formes de Trieb , en rapport d’ailleurs avec la polarité activité-passivité, et le fait que, après Schiller, le seul auteur à avoir mis un tel accent sur la fonction formatrice cardinale du jeu chez l’être humain est Donald W. Winnicott.

Dans L’Interprétation des rêves , Freud donne une longue citation de Novalis, qui rapproche le rêve du jeu. Poussant à bout l’opposition fichtéenne entre le moi et le non-moi, Novalis s’était formé la conception d’un «moi illusoire», en tant que défini par une série d’oppositions de type contradictoriel, c’est-à-dire à caractère relatif et non absolu entre les termes: être et néant, vrai et faux, bien et mal, sérénité et horreur, beauté et chaos. Le thème de la structure à la fois illusoire et stratifiée du moi sera repris et développé par Freud, en particulier dans le Ça et le moi (1923). Il sera largement exploité par la suite par Lacan lui-même.

Enfin, il faut envisager l’enseignement de Brentano comme un canal possible par où les thèmes principaux de la philosophie allemande auraient pu être transmis à Freud. En dehors d’un cours sur la logique aristotélicienne, Brentano tenait un séminaire qui consistait, dit Ernest Jones, en «réunions de lecture». Dans une lettre de 1925 à Ludwig Binswanger (Souvenirs sur Sigmund Freud ), Freud déclare avoir, dans sa jeunesse, lu avec plaisir David Friedrich Strauss et Ludwig Feuerbach. Or ces deux philosophes, que l’on range dans le courant dit gauche hégélienne, ont constitué l’un des thèmes du séminaire de Brentano (Maria Dorer, Historische Grundlagen , 1932, cité par P.-L. Assoun).

L’invention de la psychanalyse n’a été possible que dans un contexte idéologique capable de fournir à Freud les matrices logiques et les instruments épistémologiques qui permettaient de structurer cette discipline sous forme de théorie. À cet égard, le concept d’opposition entre deux forces positives de vections contraires, que Freud a qualifié à l’occasion de «principe de lutte» (1937), représente l’outil conceptuel majeur. Un tel concept, dont la signification nous paraît triviale aujourd’hui, avait été produit, repris et travaillé, sous diverses formes, par le grand courant philosophique qui part de Kant pour aboutir à Hegel. Son point d’origine dans l’histoire des sciences n’est autre que la mécanique newtonienne et il s’est formulé en constellation avec d’autres concepts dérivés, que nous avons recensés: projection-introjection, activité libre-activité liée, division du moi, notions de Trieb et d’activité inconsciente de l’esprit. Réserve faite du facteur d’influence directe, on peut avancer que cet arsenal théorique était à la disposition de Freud dans l’inconscient collectif de la culture de langue allemande. À l’époque où Freud inventait la psychanalyse, le Français Pierre Janet, qui travaillait en concurrence avec lui dans le champ des psychonévroses, a échoué à en formuler la théorie cohérente, à l’évidence par manque de cet outil conceptuel de l’opposition réelle, qui lui eût permis de produire un véritable modèle du conflit intrapsychique. De même que Kant a déclaré qu’une intuition sans concept est aveugle, Piaget a souvent exprimé l’idée qu’un fait n’est pas assimilable si le sujet savant ne dispose pas du dispositif d’approche indispensable que lui fournit une organisation préalable de schèmes logiques.

2. La période contemporaine

Dans l’histoire des idées, l’ouvrage de l’Anglais Lancelot Whyte, L’Inconscient avant Freud , apparaît comme l’un des témoins significatifs de l’intérêt porté, en divers domaines du savoir au cours de la période 1950-1970, au thème de la structure binaire des processus mentaux. D’après cet auteur, toute prise de conscience, quel qu’en soit le niveau, consiste dans un processus de discrimination qui se présente comme un phénomène d’attention lié à la perception d’une tension procédant d’un contraste, d’une différence entre deux termes. La fonction consciente représente elle-même le niveau supérieur d’une tendance ordonnatrice du système nerveux, qui se manifesterait, dans les diverses formes de processus mentaux, comme un mécanisme d’«inscription des différences». La formation de contrastes stables et permanents entre représentations permet la systématisation de l’expérience. Cependant, elle aboutit à des systèmes de concepts statiques, envisagés comme des absolus, et, à ce titre, elle représente un danger pour la fécondité de la pensée. Ce mécanisme de la prise de conscience par la perception de contrastes serait à l’origine de toutes les formes de dualisme, dans les différents types d’idéologies et en particulier dans l’histoire des systèmes philosophiques. Dans la culture européenne, la philosophie de Descartes marquerait le point achevé d’une démarche de pensée dualiste apparue en fait dès les origines de la pensée philosophique. Le «clivage cartésien» entre le sujet et l’objet, la res cogitans et la res extensa , a abouti en particulier, pour l’étude des faits mentaux, à mettre un accent excessif sur les processus de conscience. Les conséquences s’en seraient fait sentir à partir du XVIIe siècle, surtout dans le monde protestant de langue anglaise, jusqu’à 1880 environ. Cependant, une contre-tradition anticartésienne aurait contribué, dès la fin du XVIIe siècle, à formuler progressivement la notion de processus mentaux inconscients. Celle-ci aurait eu pour fonction de rétablir la continuité entre le sujet et l’objet, et d’introduire le principe d’une interaction entre les différents niveaux de la réalité psychobiologique. À la fin du XIXe siècle, l’invention de la psychanalyse par Freud représenterait l’aboutissement d’une longue période de préparation, jalonnée par nombre d’anticipations du concept de processus inconscient, dont le livre de Whyte fournit un long recensement et parmi lesquelles on peut mentionner les noms de Montaigne, de Leibniz, de Rousseau, de Kant, de Fichte, de Schelling, de Maine de Biran... Malgré le grand intérêt de sa documentation, la thèse de Lancelot Whyte n’exclut pas une certaine forme de paradoxe. S’il est vrai que la découverte freudienne a institué une perspective dynamique, contribuant à relier des niveaux de processus jusqu’alors conçus comme séparés, il n’en demeure pas moins que son appareil théorique, aussi bien que son contenu clinique, repose fondamentalement sur une approche dualiste des phénomènes mentaux.

La logique: Robert Blanché

Dans son ouvrage sur Les Structures intellectuelles (1966), R. Blanché entreprend la description des structures naturelles de la «pensée commune» en l’opposant à la pensée scientifique. D’après lui, la forme fondamentale sous laquelle se présente la pensée commune est la structure oppositionnelle. Sa matrice est constituée par le schème de couples de contraires contrastés, de paires de termes bipolaires. Cependant, ce schème originel tend à s’organiser en constellations dont il existe des variétés plus ou moins générales et dont l’analyse permet d’étudier les degrés variables d’affinité. R. Blanché reprend la doctrine aristotélicienne classique des types d’opposition (contrariété, contradiction) et se propose tout d’abord de la clarifier en la transposant du cadre ordinaire de l’analyse des propositions à celui de l’analyse des termes, c’est-à-dire des concepts. Il envisage aussi de la compléter et de la généraliser à partir de la présentation traditionnelle qui lui a été donnée sous la forme du carré d’Apulée, avec ses quatre postes A, E, I, O; il considère celle-ci comme une structure non saturée, à laquelle il y a lieu d’adjoindre deux postes supplémentaires U et Y. La structure tétradique du carré d’Apulée est ainsi transformée en une structure hexadique ou étoilée, dont la première représente une forme affaiblie. Un exemple linguistique d’une telle structure oppositionnelle complète peut être donné à propos des qualités diverses que peut comporter la valeur d’un médicament.

Cette généralisation du carré d’Apulée en structure étoilée complète permet de dégager de nouvelles formes d’oppositions – soit binaires, soit ternaires – entre les différents termes et, en outre, d’établir une échelle des degrés de force de la négation, mis en jeu par ces différents types d’oppositions. La doctrine classique ne reconnaît que deux formes fondamentales d’oppositions. En premier lieu, la contrariété stricto sensu , ou contrariété-contraste, concerne les extrêmes d’un même genre et s’établit entre les deux postes A et E (bienfaisant-nocif). Les deux termes ne peuvent pas être vrais ensemble du même sujet. Mais ils peuvent être faux l’un et l’autre (FF). La contrariété-contraste représente la forme la plus forte de négation, le degré d’opposition maximale entre termes. En second lieu, la contradiction, ou contrariété-incompatibilité, concerne l’exclusion mutuelle des termes et s’établit entre les couples de postes AO, ou EI (nocif-inoffensif). Dans ce cas également, les deux termes ne peuvent être vrais ensemble du même sujet. Mais, si l’un est vrai, l’autre est faux et vice versa (VF). Cette forme d’opposition représente une forme de négation plus faible que la précédente. Cependant, il y a lieu de considérer aussi – ce que ne prend pas en considération la doctrine classique – la forme d’opposition existant entre les subcontraires, c’est-à-dire entre les postes I et O (inoffensif-inefficace). Les deux termes peuvent être faux, mais ils peuvent aussi être vrais tous deux, ou seulement l’un d’eux, du même sujet. Il s’agit donc d’une forme encore plus faible de négation. Enfin, la relation entre les subalternes, qui s’exerce entre les couples de postes AI et EO, est d’un caractère particulier. L’un des deux termes, le subalterné I (inoffensif), représente le degré affaibli de la qualité de l’autre terme, le subalternant A (bienfaisant).

La structure oppositionnelle à six termes introduit la notion de triades d’opposés. Chacun des termes, par exemple A, possède un contradictoire (O), deux contraires (E et Y) et deux subalternes (I et U). Par ailleurs, la structure hexadique permet d’examiner, à côté des formes simples de la négation s’exerçant entre deux termes, diverses formes de négation binaire jouant entre trois termes. En premier lieu, le triangle AEY, ou triangle des contraires, permet de définir une forme forte de la négation binaire entre trois termes. Il s’agit du «rejet», qui s’exprime par les termes (ni... ni...). La triade des contraires comprend un élément vrai et deux éléments faux. Ainsi, si A est vrai (bienfaisant), E (nocif) et Y (inactif) sont faux. De même, sur l’exemple choisi, si Y est vrai, il ne peut être ni A ni E. En second lieu, le triangle symétrique UIO, ou triangle des subcontraires, permet de considérer une forme faible de la négation binaire entre trois termes. Il s’agit de l’incompatibilité, qui se formule par la locution «Pas à la fois... et». Le triangle des subcontraires comporte deux éléments vrais et un faux. C’est le type de structure du trilemme large: «De trois choses deux.» Ainsi I supposé vrai (inoffensif) n’est pas à la fois U (actif) et O (inefficace), mais il peut être en même temps O.

La structure hexadique représente la forme parfaite, saturée, de l’organisation oppositionnelle, que les constellations d’opposés qui ont cours dans l’usage de la langue sont loin de toujours satisfaire. Au contraire, il est fréquent de rencontrer des formes affaiblies par rapport à l’hexagone logique, d’un type différent de celui du classique carré d’Apulée. Blanché donne de nombreux exemples d’organisations triadiques, tétradiques, par exemple en croix latine (AUEY), ou pentadiques (AIYOE). Ainsi, le triangle des contraires AEY permet de prendre en considération une autre forme de contrariété, que Blanché appelle contrariété diamétrale et dont les termes extrêmes sont répartis de façon symétrique autour d’un médian. L’usage en est très fréquent dans la langue: souvent-quelquefois-rarement, chaud-tempéré-froid (AYE). Cette forme de contrariété, lorsque l’usage de la langue la réalise, comporte un degré de force de la négation intermédiaire entre les contraires sans médian AE et les contradictoires A.

Blanché envisage aussi d’un point de vue génétique la structuration des formes oppositionnelles dans la pensée commune. Celle-ci est d’abord entièrement fondée sur l’opposition des contraires, c’est-à-dire sur l’opposition maximale organisée en couples antithétiques, selon la structure binaire AE. À partir de cette structure, on verrait apparaître les postes des contradictoires (AO, EI) ou bien alors, selon un autre procédé, le terme moyen ou neutre Y et sa négation U. L’opération la plus élémentaire de la pensée serait la négation (cela fut aussi l’opinion de Freud). Lui serait associée la conjonction (et ), alors que l’apparition de la disjonction (ou ) serait plus tardive. C’est du reste sur le couple de la négation et de la conjonction que repose l’expression du principe de contradiction: pas à la fois p et non-p .

Le principe de la conceptualisation gémellaire propre à la pensée commune est particulièrement persistant dans l’expression des qualités sensibles, affectives et morales, tout en convenant peu à la pensée technicienne et scientifique. À la pensée par opposition, qui est de structure discontinue et qui est fondée sur le couplage de l’affirmation et de la négation, la démarche scientifique substitue la pensée par dimensions, qui est de structure linéaire et repose sur la sériation graduelle selon le plus et le moins. Les constellations d’oppositions qualitatives sont remplacées par des échelles graduées de différences quantitatives. Ces échelles sont d’une efficacité particulière dans l’expression des qualités sensibles. Cependant, l’antagonisme n’est pas complet entre la structure oppositionnelle, propre à la pensée commune, et la structure graduelle, propre à la pensée scientifique. Tout d’abord, l’ancienne structure persiste dans la vie quotidienne à côté du mode scientifique de pensée. Il est assez fréquent aussi qu’une structure étoilée puisse tolérer d’être lue dans un ordre linéaire, par exemple la série chaud-tiède-tempéré-frais-froid (AIYOE). Mais, dans le champ de la science elle-même, la pensée par opposition subsiste à côté de la pensée par dimensions. On peut évoquer à ce propos le rôle du schème binaire dans les domaines de la phonologie, de la caractérologie, des algèbres booléennes, des machines cybernétiques et des calculatrices digitales. Dans le champ même de l’épistémologie des sciences humaines, Gilles Gaston Granger a défini la notion même de structure comme «un système d’oppositions et de corrélations».

La linguistique: de l’analyse lexicale à la phonologie de Jakobson

Les linguistes utilisent aujourd’hui les termes d’opposition et de contraste pour désigner toutes formes de rapports de différence, respectivement sur les axes paradigmatique et syntagmatique – distinction que n’avait pas encore effectuée F. de Saussure. Dans l’étude des unités lexicales, des lexèmes, l’analyse linguistique moderne distingue trois sortes de «contraires», ceux-ci étant définis comme des «unités de sens opposé». Premièrement, les antonymes sont des unités dont les sens sont contraires et ils correspondent à la contrariété-contraste de la logique classique (grand/petit). On les appelle aussi antonymes au sens strict, ou de degré, ou encore scalaires. Ils forment des couples antithétiques, mais peuvent former des échelles ordinales en raison de deux faits. Tout d’abord, certains de ces couples admettent des termes intermédiaires: chaud -tiède-frais-froid . On reconnaîtra ici la série graduelle A IOE étudiée précédemment. Les contraires diamétraux avec terme neutre médian sont aussi assimilables à cette catégorie. Par ailleurs, ces termes couplés admettent une forme particulière de gradation, celle qui s’exprime par le comparatif. Les antonymes peuvent parfois être appliqués au même sujet: X peut être à la fois droit et voûté, par rapport respectivement à Y et à Z. Ici se manifeste l’écart de l’usage linguistique par rapport à la logique. Deuxièmement, les complémentaires, appelés aussi par certains linguistes antonymes polaires (présent-absent), s’opposent aux antonymes scalaires sans milieu ni degrés intermédiaires. La vérité de l’un entraîne la fausseté de l’autre. Ils correspondent clairement aux contradictoires, c’est-à-dire à la contrariété-incompatibilité de la logique classique. Troisièmement, les termes en rapport de réciprocité, ou en relation inverse – appelés aussi antonymes au sens large (acheter-vendre, mari-femme, actif-passif) –, n’ont pas de correspondance dans la logique classique des oppositions. La description de ces trois catégories est loin d’obtenir l’accord de l’ensemble des auteurs. Certains, notamment au niveau du vocabulaire (Mounin, 1974), appliquent la notion d’antonyme à ces trois variétés de termes opposés. Par ailleurs, il est étrange de constater que les linguistes n’effectuent pas les rapprochements qui s’imposent d’évidence, pour les deux premières catégories, avec l’analyse logique traditionnelle.

Au fil de conceptions mises en place dès 1928, Roman Jakobson a élaboré, selon un principe de binarisme, une théorie phonologique universelle, qu’il s’est efforcé, en la structurant selon un procédé d’économie, de rendre applicable à l’ensemble des langues connues. La méthode d’analyse phonologique, créée par lui en association avec Nicolas Troubetzkoy, consiste tout d’abord à dégager des couples d’unités phonologiques (p /b ) en traitant des paires minimales de quasi-homonymes (pan/ban) comme des rapports d’opposition, reposant sur la fonction distinctive des signifiants comme principe d’une différence des signifiés. Le phonème ainsi isolé est alors analysé comme un faisceau simultané, en termes de présence ou d’absence, d’un certain nombre, parmi un ensemble déterminé pour chaque langue, de traits distinctifs binaires. Ces traits distinctifs forment une liste de douze oppositions élémentaires, conçues comme des polarités organisant divers caractères d’ordre à la fois auditif, acoustique, et moteur, articulatoire. Jakobson considère que ces couples de qualités polaires pourraient correspondre également à des processus d’ordre neurologique. Cette liste présente une structure stratifiée: les oppositions binaires y sont organisées selon des lois d’implication mutuelle entre les couples. Dans la construction du langage, certaines oppositions apparaissent avant les autres. Enfin, la liste est présentée comme la charpente minimale de l’ensemble des systèmes linguistiques, un inventaire universel relativement limité, une forme de métastructure dans laquelle «chaque langue fait son propre choix». Certaines de ces oppositions présentent un caractère plus nettement binaire (grave/aigu). D’autres, au contraire, comportent une échelle de degrés (compact/diffus). À l’intérieur du sous-ensemble de traits distinctifs découpé par chaque langue pour son propre usage, la réalisation de chaque type de phonème prélève et rassemble un certain nombre de ces oppositions, dont chacune correspond à un choix binaire, à une alternative distinctive nécessaire à la spécification du phonème. De la sorte, le tableau des phonèmes produit par Jakobson (1956) se présente comme une matrice à double entrée comportant, en ligne, la liste des phonèmes (d’abord les voyelles puis les consonnes) et en colonne la liste des douze traits distinctifs binaires. Chaque phonème est représenté en colonne par une série de signes + et 漣, indiquant la présence ou l’absence dans sa structure de la première des deux qualités polaires du trait. Ainsi les voyelles o et i sont l’une grave (+) et l’autre aiguë (face=F0019 漣). Le tableau comprend aussi des cases vides, correspondant au défaut d’utilisation, pour la réalisation de certains phonèmes, d’un certain nombre de traits distinctifs.

On a pu reprocher à Jakobson le préjugé, dans la construction de sa liste, des douze oppositions dichotomiques, du double critère de simplicité et d’économie. Effectivement, le type d’opposition qu’il utilise exclusivement est l’opposition dite privative, celle qui privilégie la marque, c’est-à-dire la seule et unique qualité phonique qui distingue un phonème d’un autre. À côté de ce type d’opposition, Troubetzkoy en distinguait deux autres formes de force moindre, qui sont appelées graduelles et équipollentes, et au moyen desquelles il est également plausible, en association avec la première forme, de décrire les systèmes phonologiques. Cependant, la solution descriptive de Jakobson a été ultérieurement considérée comme valable par Noam Chomsky et Halle qui l’ont intégrée à leur théorie phonologique générative. Par ailleurs, Jakobson considère que le critère d’économie qu’il utilise, outre qu’il a une valeur méthodologique, correspond aussi à la réalité linguistique, à la structure profonde du langage. Les conceptions de Jakobson comportent également un modèle génétique audacieux de la formation du système phonologique dans le développement du langage chez l’enfant. Par ailleurs, cette démarche génétique est corroborée par la référence, à titre de contre-épreuve, à un modèle pathologique, selon un procédé méthodologique assez bien connu dans le champ de la psychologie (Wallon). L’idée cardinale qui préside à ce double modèle est que la dissolution du langage chez l’aphasique procède selon la série inversée des étapes de son évolution chez l’enfant. La genèse du système phonologique dans la formation du langage chez l’enfant s’opère, d’après Jakobson, sous la forme d’un triangle primordial, qui se subdivise ultérieurement en deux triangles subordonnés (fig. 2). Cette structure triangulaire est repérée par un système de coordonnées lui-même construit en fonction de deux polarités fondamentales dans la liste des douze oppositions. Parmi les douze traits distinctifs de la liste, les neuf premiers sont dits traits de sonorité. Le troisième, compact-diffus, est décrit par la polarité d’ordre acoustique: énergie forte/énergie faible. Ce trait compact-diffus oriente l’axe vertical du modèle, appelé axe vocalique. Le sixième trait de la liste, nasal-oral, joue aussi un rôle génétique important. La polarité qui le définit, sur le plan articulatoire, se décrit comme addition, ou non-addition, de la cavité nasale à l’appareil vocal. Les trois derniers traits de la liste sont dits traits de tonalité. Le dixième, grave-aigu, est défini par la polarité de type articulatoire: résonateur ample/résonateur réduit. Ce trait fournit l’axe horizontal du modèle, dénommé axe consonantique.

Aucune langue n’ignore les deux oppositions: de sonorité compact-diffus, ou vocalique; de tonalité grave-aigu, ou consonantique. De même que la matrice des phonèmes, le modèle génétique de Jakobson traite en un seul ensemble et de manière intégrée les deux systèmes vocalique et consonantique. La série des étapes qu’on va décrire ici est indiquée sur la figure 2 par les chiffres correspondants.

1. Le langage débute chez l’enfant, et sa dissolution s’achève dans l’aphasie par le «stade labial»: /pa/; /papa/. Cette production phonique combine les deux configurations polaires extrêmes de l’appareil vocal: elle réalise la polarité entre maximum et minimum d’énergie. L’occlusive diffuse /p/ représente la consonne optimale, «la plus proche du silence», dans la mesure où la production d’énergie y est minimale. À l’autre pôle de l’axe des sonorités, /a/ constitue la voyelle optimale, celle qui comporte la plus haute dépense d’énergie. La combinaison consonne-voyelle (CV) représente le seul modèle syllabique universel.

2-3. À l’étape suivante, très souvent, mais pas toujours, la consonne nasale /m/ vient s’opposer à la consonne orale: /m/-/p/; /mama/. Cette opposition consonantique nasal-oral se rencontre dans toutes les langues connues; en outre, elle est la plus résistante dans la dissolution aphasique, avant le stade labial ultime. Alors intervient un processus de scissions successives, où s’engendrent d’autres oppositions venant modérer le contraste maximal entre la consonne et la voyelle optimales. Ce phénomène de scission affecte tout d’abord la consonne, puis la voyelle.

2-3 bis . Une première scission porte sur l’occlusive /p/, qui se disjoint alors selon les deux opposées labiale et dentale: /p/-/t/; /tata/. Cette opposition labiale-dentale /p/-/t/ peut apparaître dans certains cas avant l’opposition orale-nasale /p/-/m/. Cette première scission produit la première opposition de tonalité: grave-aigu (/p/-/t/), qui vient s’adjoindre à l’opposition primitive de sonorité: compact-diffus (/a/-/p/). Il en résulte le triangle primitif des phonèmes oraux, orienté selon l’axe vertical vocalique: énergie forte-énergie faible (/a/-/p/&/t/), et l’axe horizontal consonantique: résonateur ample-résonateur réduit (/p/-/t/). À l’étape suivante, le triangle primitif subit lui-même une bipartition qui le subdivise en deux triangles subordonnés, l’un consonantique, l’autre vocalique. Dans toutes les langues du monde, cette structure à deux triangles représente le modèle minimal. Dans certains cas, les deux modules triangulaires peuvent se complexifier en structures quadrangulaires.

4. Une scission tout d’abord vocalique intervient: au /a/ compact s’oppose, vers le milieu de la base d’un triangle vocalique, une voyelle diffuse dite atténuée face=F3210 里 (assez proche du u français).

5. Une autre scission se produit, d’ordre consonantique, venant redoubler l’opposition vocalique compact-diffus primitive (/a/-/p/): aux consonnes diffuses /p/ et /t/ s’oppose alors une consonne compacte dite atténuée, l’occlusive vélaire /k/, «la plus pleine de toutes les consonnes».

6. La voyelle diffuse centrale se scinde selon l’opposition consonantique grave-aigu (/ou/-/i/), de manière à compléter la base du triangle vocalique en l’opposant au sommet de nature compacte (/a/).

7. Après les occlusives /p/, /t/, /k/, les fricatives ou constrictives apparaissent chez l’enfant: /v/, /, /z/, /s/, /j/, /ch/. Ces dernières sont perdues chez l’aphasique avant les premières. Il existe des langues dépourvues de constrictives, mais aucune n’ignore les occlusives.

Dans l’article PSYCHOLINGUISTIQUE, Frédéric François considère que les grandes lignes mises en évidence par le modèle de Jakobson sont confirmées par toutes les observations et correspondent bien à la réalité structurale des faits linguistiques. En particulier, il confirme que les deux triangles consonantique et vocalique, sur le plan paradigmatique, se développent bien selon le principe d’opposition maximale formulé par Jakobson. Sur le plan syntagmatique, les débuts du langage chez l’enfant font se succéder les phonèmes les plus distincts possibles, selon un principe de contraste maximal, du moins à l’intérieur de la syllabe. Au contraire, entre syllabes successives, il y aurait tendance à l’assimilation.

L’anthropologie: Claude Lévi-Strauss

Dans un article de 1951, Claude Lévi-Strauss invoque le rôle rénovateur, par rapport aux sciences, de la phonologie fondée par Troubetzkoy et Jakobson. La méthode de cette dernière se ramène, en effet, à quatre démarches principales: l’étude de l’infrastructure inconsciente des faits linguistiques, l’analyse des relations entre les termes, la prise en compte de la notion de système, enfin la recherche de lois générales de type inductif mais aussi déductif. De manière analogique, avec une méthode similaire «quant à la forme sinon quant au contenu», les termes de parenté peuvent être traités comme des phonèmes, et les systèmes de parenté qu’ils composent comme des systèmes phonologiques, élaborés à la manière de ceux-ci «à l’étage de la pensée inconsciente». Dans les sociétés primitives, un système de parenté comprend un système d’appellations coordonné à un système d’attitudes, celles-ci étant de caractère positif ou négatif. Le système des appellations définit les termes élémentaires de parenté à partir des relations de consanguinité (frère/sœur), d’alliance (mariemme), de filiation (pèreils). Un quatrième couple de termes de parenté (oncle maternel/neveu), dont l’importance sociale est essentielle, ne peut se définir à partir des trois relations précédentes, bien qu’il soit impliqué par le jeu même de leur système. Ces quatre termes (frère-oncle, sœur-mère, père, fils) sont unis entre eux par quatre couples d’oppositions corrélatives qui viennent d’être indiqués, et dont chacun est toujours marqué d’une attitude positive ou négative. Leur système forme la structure de parenté la plus simple qui puisse exister et qu’on peut définir comme l’«élément de parenté».

Dans le même article, Lévi-Strauss organise ces couples en diagrammes de forme quadrangulaire. Que la filiation soit de type matrilinéaire ou, au contraire, de type patrilinéaire, le système des attitudes positives ou négatives qui marquent les relations de ces termes couplés est régi de façon rigoureuse par une loi: «La relation entre oncle maternel et neveu est, à la relation entre frère et sœur, comme la relation entre père et fils est à la relation entre mari et femme.» Ce type général de fonctionnement social est illustré par des exemples empruntés à six groupes tribaux différents. L’ensemble de ces relations peut être représenté par un tableau analogue à celui des phonèmes de Jakobson, avec, en ligne, les couples de parenté et, en colonne, les groupes tribaux. Les figures élémentaires correspondant à chacun de ceux-ci sont formées de signes + et 漣 qui désignent le type d’attitudes propre à chaque couple de parenté et dont l’ensemble des rapports se conforme à la loi indiquée. En vertu de celle-ci, certaines combinaisons sont fréquentes, par exemple:

mais d’autres sont beaucoup plus rares, en raison du risque de fission qu’elles comportent pour la structure élémentaire.

Dans nombre de ses analyses, par exemple à propos de l’opposition cru-cuit (1964), Lévi-Strauss a fait un large usage de structures triangulaires calquées sur le triangle linguistique primordial de Jakobson. À partir de 1962 environ, il élargit ses vues en direction d’un modèle universel des structures mentales. La pensée primitive est régie par une logique cachée, un ensemble de structures inconscientes probablement communes à toute l’humanité. Le cerveau de l’homme fonctionne de manière à découper toutes les formes de l’expérience naturelle et sociale en segments discontinus associés par paires contrastées, par couples d’oppositions binaires. Ceux-ci s’organisent en systèmes de correspondances, où les rapports entre êtres humains sont mis en équivalence avec des séries analogiques entre qualités sensibles, entre espèces animales et aussi végétales. La configuration de ces rapports couplés se laisse disposer, pour une aire culturelle déterminée, dans un tableau à double entrée où trouve place la totalité des catégories mentales, en particulier celles qui concernent les appellations et les attitudes de parenté, les institutions relatives au mariage et à l’échange des biens. On peut y lire aussi des formes variées d’homologies entre des registres de phénomènes aussi divers que les mythes, les croyances religieuses, la cuisine et la musique. Par ailleurs, cette matrice peut être décodée selon les deux axes fondamentaux, vertical paradigmatique (métaphore) et horizontal syntagmatique (métonymie), décrits par Jakobson. Cette référence à la dualité complémentaire du paradigme et du syntagme présuppose que l’univers des faits mentaux et sociaux s’organise selon une structure comparable à celle de faits linguistiques.

On peut envisager aussi, d’après Lévi-Strauss, une grille de surface beaucoup plus vaste, dont la structure, toujours isomorphe à celle du tableau des phonèmes de Jakobson, appuierait l’inventaire total – une espèce de répertoire idéal – de l’ensemble des productions de la pensée inconsciente de l’humanité. Ce tableau rendrait compte, à partir d’un tel ensemble de base commun, de l’immense diversité des cultures. Chaque système culturel y opérerait un choix correspondant à une constellation particulière de ces éléments de base. Le projet d’un tel répertoire a parfois été comparé par Lévi-Strauss au tableau périodique des éléments chimiques de Mendeleïev (1951). Il l’a décrit aussi au moyen de la métaphore du jeu d’échecs ou encore comme une sorte de loterie. Ces deux images induisent une conception particulière du progrès culturel. Celui-ci n’est ni nécessaire ni continu: à la manière du cavalier du jeu d’échecs, il procède par bonds et changements d’orientation. L’histoire est cumulative à l’occasion, lorsque se présente une combinaison favorable, parmi d’autres possibles. La constellation des éléments propre à un système culturel est comparable également à une partition orchestrale, organisée selon les deux dimensions horizontale de la mélodie et verticale de l’harmonie. De façon analogue, le système des faits culturels présente non seulement un ensemble de variations contrastées, mais aussi des zones de redondance, et des blancs, des plages de silence.

L’analyse des mythes, qui focalise l’intérêt de Lévi-Strauss depuis 1964, applique à ces phénomènes le même type de conceptions méthodologiques et repose sur la même philosophie. Un mythe peut être conçu comme une phrase, dont les éléments constitutifs ou mythèmes s’organisent en paires d’oppositions, en nœuds de redondance aussi, et dont la chaîne est ponctuée de vides. La métaphore de la partition est invoquée de manière particulièrement fréquente à propos de la structure du mythe. Cependant, de nombreux orchestres jouent ensemble et se répondent à distance. Par-delà le temps et l’espace, les mythes présentent des identités, en même temps que des oppositions terme à terme; ils se répondent et «se pensent entre eux». D’où la possibilité d’une grammaire générale des mythes. Le mythe est une forme sans contenu, qui ne signifie rien par elle-même. Cependant, il a pour fonction d’offrir un reflet à la structure contradictoire de l’organisation sociale, dont le propre est de toujours reposer sur des antinomies. En réalité, cette conception latente de l’antagonisme propre à la pensée mythique a incliné progressivement la démarche de Lévi-Strauss à élargir le cadre strict du schéma binaire vers un modèle cognitif plus articulé, où trouvent place les processus de médiation.

La psychologie de l’enfant: Wallon et Piaget

Outre celui qu’il a chez Freud, le concept d’opposition joue aussi un rôle important dans l’étude des processus mentaux telle qu’elle a été développée par la psychologie contemporaine. Ainsi, pour Henri Wallon, la pensée par couples représente le mode primitif de fonctionnement intellectuel dont dispose l’enfant durant la période que cet auteur qualifie de précatégorielle (de six à neuf ans en principe, bien que ce mode commence à se former dès la deuxième année). Les produits initiaux de la pensée consistent en des paires de représentations couplées selon divers types, dont le plus rudimentaire est la simple affirmation de l’identité – la tautologie –, les autres se diversifiant selon des rapports d’analogie, d’équivalence ou de compensation, d’appartenance, de convenance ou de disconvenance, de contraste, de contiguïté, de concomitance. La dynamique du langage intervient aussi dans l’émergence de ces structures binaires: les unes se forment par assonance phonétique; d’autres résultent de stéréotypes d’expression, d’automatismes de signification. Les couples s’y cristallisent comme des associations toutes faites, d’une rigidité très archaïque. Il en résulte un fonds de savoir verbal, qui fournira une sorte de lest à l’usage ultérieur de l’intelligence réfléchie, même si le langage représente d’abord, dans la formation progressive de la pensée enfantine, un facteur d’inertie autant que de progrès. Le simple n’est qualitativement discernable que par opposition. Tout terme pensable exige un terme opposé, ou seulement complémentaire, par rapport auquel il se différencie. Le couple est la «molécule initiale» de la pensée. C’est une dualité, qui est toutefois encore posée dans l’unité, sous une forme amorphe et globale, qui fonctionne dès l’origine comme «une agraphe de la connaissance».

Ce rapport différentiel primitif entre les termes du couple n’est pas figé; il est dynamique et repose sur une tension interne. Saisis dans «l’ambivalence du contraste et de l’identique», les deux termes s’y confrontent, mais dans une sorte d’indistinction. «Le couple, écrit Wallon, est à la fois identification et différenciation: l’identique est dédoublé, le différent est ramené à l’unité.» C’est un acte intellectuel qui procède de l’assimilation aussi bien que de l’opposition, marqué par la coalescence de l’un et du multiple. Le procès de battement entre les termes s’effectue selon un double mouvement, attractif et expansif, de confusion et de dissociation. Cependant, malgré la dynamique interne qui s’établit entre ses deux pôles, le couple fonctionne à l’origine comme une sorte de monade sémantique fermée sur soi: «La pensée par couples est essentiellement discontinue, grumelée, sans cohésion.» Progressivement, les couples entrent en interaction, formant des chaînes dans lesquelles ils ne parviennent d’abord ni à fusionner ni à s’opposer de manière définie et qui constituent des types primitifs de raisonnements ou transductions. La soudure entre leurs composants disparates produit souvent des erreurs, des incohérences, des résultats extravagants, qui mettent la pensée en conflit avec l’expérience la plus immédiate du réel. Ainsi, le couple, bien qu’exprimant une relation, fait d’abord obstacle à la pensée de relation, qui cependant en procédera. Peu à peu, l’interaction des couples sous la forme de ces transductions entraîne la dislocation de leur structure binaire. Les deux pôles se disjoignent pour faire place à l’insertion d’un troisième terme intermédiaire; il en résulte une «première formule de relation», qui prend une structure orientée et qui, qualifiée par Wallon de «série», s’apparente à la structure opératoire de la sériation décrite, dans une perspective logico-mathématique, par Piaget.

D’autres formations de type binaire que la pensée par couples ont été décrites par Wallon, telles que, de six à douze mois, diverses formes de relations entre jeunes enfants: parade-contemplation, rivalité, despotisme-soumission. De même, vers neuf mois, la jalousie et, vers quatorze mois, la sympathie contribuent à une différenciation progressive du couple de l’ego et de l’alter ego . À l’époque où débute la pensée par couples, après deux ans, apparaissent les monologues dialogués, où l’enfant se parle à lui-même à deux voix, et les jeux d’alternance, où s’effectue, entre deux partenaires, l’échange des rôles, selon les deux pôles actif et passif de la situation (ces jeux, d’apparition un peu plus tardive et de structure un peu plus complexe que le célèbre jeu du fort-da , présentent néanmoins avec celui-ci une parenté évidente). Tout juste avant la crise de trois ans intervient la phase des personnalités interchangeables: il arrive à l’enfant soit de confondre deux personnes en une seule, soit de disjoindre la même, y compris la sienne propre, en deux personnages distincts. La même période est marquée par le «transitivisme», qui entraîne l’enfant, du fait de la persistance d’une indivision relative entre le sujet et l’autre, à inverser, en l’attribuant à autrui, le principe de sa propre action sur celui-ci. L’ensemble de ces conduites s’établit selon une hiérarchie évolutive qui achemine le sujet d’un état de sociabilité syncrétique vers un état de sociabilité différenciée, inauguré, à trois ans environ, par l’instauration de la double identification réciproque du soi et de l’autre. Ce processus est régi par un mécanisme de «participation contrastante», de fusion-défusion, de dédoublement-refente, qui contribue à la distanciation progressive des deux pôles du lien social. L’état d’indifférenciation primitive entre ces derniers se transforme en un état final de différenciation. Dans sa relation à l’alter ego , l’ego parvient finalement, à partir d’une identification fusionnelle, symbiotique, unitive, participative, subjective, à une identification duelle, solidaire, distinctive, corrélative, objective. Par ailleurs, ce mécanisme de participation contrastante est activé par le mécanisme bipolaire de la projection et de l’introjection.

La double identification du moi et de l’autre s’installe, à l’âge de trois ans environ, comme une première bipartition qui oppose le moi à l’alter , première forme de l’autre . Ultérieurement, cet alter originaire se subdivise lui-même en deux termes, l’alter proprement dit, l’autre intime, le double interne du moi, et les autres, l’Autre radical, les sujets extérieurs, y compris sous la forme du groupe. Le terme intermédiaire, l’autre intime, occuperait des positions variables sur la chaîne qui va du moi à l’Autre extérieur. D’où un jeu de compositions mobiles entre ces deux formes de l’autre, dont les figures résulteraient d’un système comportant une force centrifuge émanant du moi et une force centripète émanant de l’Autre. Cette résultante des deux couples subordonnés qui organisent le lien social permettrait de comprendre divers types de conduites normales et pathologiques.

D’après Wallon, la pensée par couples caractérise aussi les formes régressives ou archaïques de la vie mentale, telles que les processus de désintégration de la schizophrénie ou de dissolution de l’aphasie, ainsi que le langage et les systèmes idéologiques des primitifs. En outre, la structuration binaire s’appliquerait à bien des phénomènes physiologiques et psychologiques: l’organisation bilatérale des vertébrés; l’antagonisme des deux segments (orthosympathique et parasympathique) du système végétatif; «le plan d’antagonisme et de symétrie de l’appareil moteur»; la structure binaire de la perception animale, etc. Dans La Vie mentale (1938), Wallon a même essayé de généraliser ce principe des «dualismes unitaires» sous la forme d’une «loi des contraires ou de l’ambivalence», qu’auraient illustrée aussi bien la démarche de Freud que celle de Marx et dont il envisage des applications dans la pédagogie pratique.

L’idée d’une structuration binaire de la pensée enfantine se retrouve aussi chez Jean Piaget, dont, cependant, la psychologie de l’intelligence repose sur une conception de nature logico-mathématique, alors que Wallon a privilégié l’étude de la pensée verbale de l’enfant. Le premier a formulé plus tardivement que le second sa propre conception du processus binaire (1968) sous la forme du concept de «fonction» – par référence à la théorie mathématique classique des fonctions du premier degré (y = f (x )) –, bien qu’il eût rencontré beaucoup plus tôt (1927-1955) le fait de cette démarche binaire de la pensée. Mais ce n’était alors pour lui qu’un simple constat expérimental dépourvu de tout prolongement théorique. Dans la toute première période de son œuvre, Piaget a étudié la pensée verbale du jeune enfant avec une méthode et dans un esprit parfois assez proches de ceux qu’adoptera Wallon vingt ans plus tard. Il voit dans la pensée syncrétique propre à l’âge de quatre à sept ans une certaine inconscience, liée à une absence de direction et une tendance à la juxtaposition. Il utilise alors les mécanismes freudiens de condensation et de déplacement pour décrire les formes rudimentaires, élaborées progressivement par la pensée enfantine, de la généralisation et de l’abstraction. La condensation et son corollaire, la surdétermination, expliquent le caractère de «participation» propre aux éléments juxtaposés de la pensée, en même temps que son insensibilité à la contradiction. Dans l’étude de la causalité physique chez l’enfant (1927, 1946), Piaget découvre alors le fait du couple et son caractère d’alternance cyclique entre termes, qu’il qualifie de «cercle physique» (les vagues produisent le vent, qui produit les vagues) et à propos duquel il invoque la notion de participation animiste.

Piaget ne développe une théorie opératoire cohérente du processus binaire de la pensée qu’à la fin de sa carrière (Épistémologie et psychologie de la fonction , 1968). Entre cinq ans et demi et sept ans environ, l’enfant découvre par tâtonnements la structure préopératoire que l’auteur appelle « fonction constituante» et qui se définit comme une covariation, une dépendance orientée, une correspondance univoque à droite, un couple ordonné ou un ensemble de ces couples, suivant la structure «un à un» (injection) ou «plusieurs à un» (surjection). Les fonctions constituantes représentent seulement l’une des deux moitiés de la logique, une semilogique préopératoire et qualitative. Elles comportent une double nature, logique et physique et, comme telles, constituent la source commune des opérations logico-mathématiques et de la causalité, qui viendront les élargir et les compléter au niveau opératoire. À ce niveau apparaissent aussi les fonctions constituées ou covariations quantitatives, qui sont construites elles-mêmes par le moyen des opérations et entretiennent d’étroits rapports d’interaction avec elles. La réversibilité, qui caractérise les opérations, organisées en groupements, apparaît avec la correspondance «un à plusieurs», d’orientation inverse à celle («plusieurs à un») des fonctions constituantes. La structure binaire propre à ces dernières représente, selon Piaget, «le noyau fonctionnel de l’intelligence en marche». Elle permet à l’enfant de quatre à sept ans de s’assurer la représentation mentale des régularités courantes de l’expérience, cependant qu’elle explique aussi certaines difficultés de l’activité du jugement. C’est, en effet, de la structure univoque à droite de la fonction constituante que dépend l’une des caractéristiques essentielles du jugement préopératoire de l’enfant concernant les quantités (longueur, vitesse). Cette caractéristique est liée à ce que Piaget appelle le primat de la relation d’ordre: dans la comparaison entre deux longueurs ou deux vitesses, l’enfant ne prend en considération que l’ordre des points d’arrivée, sans tenir compte de celui des points de départ.

D’un point de vue épistémologique, la pensée de Piaget fait intervenir de multiples couples d’opposés, de polarités: structure et genèse; assimilation et accommodation; orientation centripète et orientation centrifuge; caractère conservateur et caractère productif; généralisation et différenciation; irréversibilité et réversibilité; centration et décentration; fonctions figuratives et fonctions opératives; état et transformation; quantité et qualité; réversibilité par inversion et réversibilité par réciprocité; opérations logiques et opérations infralogiques; implication et explication; formel et réel; abstraction réfléchissante et abstraction empirique; pensée concrète et pensée formelle; fermeture et ouverture; nécessaire et possible; sujet épistémique et sujet psychologique. Piaget a rassemblé un certain nombre de ces couples dans un tableau des «catégories fondamentales», construit selon un principe hiérarchique d’accolades binaires (1936). Il en réfère en partie la source à Harald Höffding (1843-1931), philosophe danois, d’inspiration néo-kantienne et positiviste, partisan du parallélisme psychophysique, défenseur d’une psychologie scientifique «sans âme» et critique de l’intuition bergsonienne.

Wallon et Piaget ont décrit l’un et l’autre l’émergence de la fonction symbolique, à partir de deux ans, comme un processus de dédoublement, de prise de distance entre le signifiant et le signifié, dont la relation reste, jusqu’à ce niveau, indifférenciée. De plus, ce processus est commandé principalement par l’imitation, immédiate puis différée, du partenaire humain, qui fournit à l’enfant deux ensembles coordonnés de modèles, tant au niveau sonore, du signifiant, que gestuel, du signifié. Par ailleurs, le processus que décrit Wallon, entre deux et trois ans, d’une bipartition progressive entre le moi et l’autre, «ce couple à l’état pur qui a la valeur d’une catégorie», semble bien être le corollaire naturel, sinon le fondement même de cette dé-fusion primordiale, d’où procède la différenciation entre le signifiant et le signifié. La description donnée par Freud du jeu du fort-da comme production d’un premier couple de signifiants, en rapport avec la double modalité de l’absence et de la présence de l’autre, vient d’ailleurs tout à fait à l’appui des remarques précédentes. C’est en ce point précis du clivage entre le signifiant et le signifié linguistique qu’il conviendrait de situer la racine de la structure binaire des processus mentaux, si la psychanalyse du très jeune enfant ne nous enseignait par ailleurs à rechercher à une phase encore plus précoce le jeu des mécanismes de clivage, dans le champ aussi bien des faits affectifs que des conduites perceptives.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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